ma découverte du Yémen

Par Thierry Groensteen
Le Yémen faisait depuis longtemps partie de ces quelques pays qui, de loin, m’envoyaient des signaux. Chaque fois que j’en voyais des images, la certitude s’ancrait un peu plus profondément en moi que je serais heureux dans
l’« Arabie heureuse ». Il faut dire que j’ai toujours eu un goût prononcé pour les paysages désertiques.
En avril 1998, je m’inscris pour un voyage-découverte, qui devrait avoir lieu en septembre. Le pays n’est pas sûr, et n’est pas de ceux que je m’aventurerais à parcourir seul, du moins lors d’un premier voyage – d’autant que je ne parle pas un mot d’arabe. En août, j’apprends que mon circuit est annulé faute de participants : nous ne sommes que trois inscrits. Ne m’avouant pas vaincu, je choisis un autre tour operator et prends une nouvelle inscription, cette fois pour février 1999. Las ! Début janvier, un groupe du GIA procède à un enlèvement de touristes. Les forces gouvernementales donnent l’assaut, et il y a plusieurs morts. On me presse de toutes parts de renoncer à mon voyage, mais je m’y refuse. De toutes manières, il me paraît probable que les événements vont entraîner des annulations et que le départ, une fois encore, n’aura pas lieu. Contre toute attente, malgré quelques défections, un petit groupe de treize voyageurs intrépides (en majorité des voyageuses) pourra être constitué, en regroupant plusieurs dates en une seule, et le 20 février 1999 je monte dans l’avion en direction de Sana’a, via Amman où le roi Hussein vient d’être enterré. Mes bagages ont été préparés avec un soin tout particulier. J’emporte une imposante pharmacie, et j’ai troqué mes lentilles contre les lunettes, pour éviter les désagréments que n’auraient pas manqué de me causer le sable et la poussière. Je recopie ci-après quelques fragments de mon journal de voyage, en privilégiant ceux dont un écho peut-être trouvé dans Les Pierres aveugles.

Notre accompagnatrice, Caroline Souverain, est une jeune femme de 29 ans, extravertie et enjouée. Diplômée de l’Ecole du Patrimoine, elle en  est à son huitième voyage au Yémen et parle couramment l’arabe. [Dès le premier jour, elle nous parle des méfaits du Qât.] Khaled, notre guide local (de l’agence Arabian Horizons, qui assure toute l’intendance du voyage), observe une certaine réserve sur le sujet : il condamne l’emprise croissante du Qât sur la population yéménite, avec les conséquences sanitaires, économiques et sociales désastreuses que l’on sait, mais il ne dissimule pas qu’il est lui-même un « qâteur » régulier. (…) Nous entamons la visite, à pied, de Sana’a, découvrant la splendeur de son architecture de pierre et de pisé, qui présente une remarquable unité nonobstant des façades aux ornements toujours renouvelés. Je ne ressens pas du tout le fait que nous sommes à une altitude de 2350 mètres. Nous plongeons ensuite dans le souk, qui s’étend de tous côtés autour de la grande mosquée, construite du vivant de Mahomet. Nous croisons très peu d’étrangers : les récents événements semblent avoir porté un coup fatal au tourisme. Les enfants, pour la plupart très beaux, s’amusent à nous accompagner et nous dévisagent en pouffant. De jeunes garçons poussent des brouettes et se mettent au service des acheteurs qui y déposent leurs achats : c’est le caddie du souk !

Le début d’après-midi est l’heure où les femmes de Sana’a se rendent mutuellement visite. Nous en croisons beaucoup, entièrement voilées, énigmatiques silhouettes noires tenant par la main des fillettes qui portent, elles, des robes très colorées. Mais l’austérité de leur mise est fréquemment tempérée par des chaussures à talons, un sac à main à la mode occidentale, des ongles faits et des yeux rehaussées de khôl. Ces femmes ne détournent pas le regard, ne montrent aucune hostilité, mais rares sont celles qui acceptent de se laisser photographier ( momken soura ?).

On trouve de tout dans le souk : bijoux, étoffes, chaussures, ustensiles de cuisine, fruits, épices, et le fameux poignard recourbé que tous les hommes de tribu, dès l’adolescence, arborent fièrement à la ceinture : la jambiya, emblème de leur virilité. Quatre corporations sont associées à leur fabrication : les forgerons, les polisseurs, les fabricants d’étui (en corne de rhinocéros ou en cuir) et ceux qui fournissent la ceinture. (…)

23 février. Un minibus nous conduit dans le wadi Dhar, vallée assez verdoyante où nous visitons longuement le fameux « palais du rocher » construit par l’imam Yahya en 1930 comme résidence d’été. Architecture extérieure superbe, intérieur labyrinthique intégrant d’anciennes tombes néolithiques creusées dans le rocher. Tous les murs sont blancs, et les vitraux y projettent des taches de couleur. Les pièces destinées aux femmes sont plus austères que celles des hommes.
(…)
Avant le dîner, Caroline nous fait encore une conférence très détaillée sur l’histoire du shiisme, marquée par nombre de sécessions ayant entraîné la création d’autant de sectes concurrentes. Il est assez peu question de spiritualité dans son exposé, et beaucoup de luttes pour le pouvoir, de rivalités sanglantes, de manipulations et d’attentats. Le religieux paraît entièrement subordonné au politique.

24 février. Cette fois, nous avons abandonné le minibus et prenons place dans des 4×4 fermés et confortables. (…) Nous empruntons une route excellente aménagée par de la main-d’œuvre chinoise (tuée en grand nombre à cette tâche), qui relie Sana’a à Hodeidah en franchissant les montagnes du djebel Harraz. Nous en traversons la plus belle partie en fin de matinée : cultures en terrasses (café, maïs, sorgho, qât…), villages fortifiés construits en nids d’aigle, montagnes aux à-pics vertigineux. Le plus beau de ces villages est Al Hajjara, dont les édifices les plus anciens sont du XIIe. Le coup d’œil depuis les quelques maisons qui lui font face, sur le versant opposé, est époustouflant.


Aussitôt arrivés, nous voyons surgir de partout des marchands de poignards, bijoux, petites boîtes et babioles diverses, et surtout une nuée d’enfants de tous âges. C’est une constante dans ce pays que d’être, en tous lieux, escortés d’une ribambelle. Quelques-uns de ces enfants sont casse-pieds, la plupart sont charmants et, de plus, fort beaux. Ils vous prennent par la main et sont ravis de montrer qu’ils connaissent quelques bribes de français ou d’anglais apprises au contact des touristes. Ici, mon guide est une fillette de huit ou neuf ans qui prétend s’appeler Fatima, mais ses copines me font savoir que son véritable nom est Hodda (je ne garantis pas l’orthographe). Elle vend des ceintures brodées chatoyantes fabriquées par sa mère. Je lui en achète une, ainsi qu’une petite boîte en os à un autre marchand.

Nous quittons cet endroit enchanteur, dû au talent bâtisseur des Sulayhides, pour Monakha. Déjeuner selon la coutume locale : les plats sont posés par terre et les convives assis sur des coussins. Le poulet se mange avec les doigts. Après le repas, nos hôtes prennent leurs instruments — oud et tambour — et entament diverses danses dans lesquelles je me fais rapidement entraîner. Je saute et me déhanche tout mon saoûl, mais je trouve tout de même le temps de dessiner les musiciens. (…)

25 février. (…) Khaled portait aujourd’hui le costume traditionnel : futa autour des reins (c’est un pagne en tissu), jambiya à la ceinture, kefieh sur la tête. Il avait aussi un revolver, pour nous défendre « au cas où…»

26 février. (…) A Taez, nous avons le privilège de visiter la mosquée, en réfection, dont l’imam nous ouvre la porte avec une clef gigantesque. C’est un vieil homme pétillant de malice. Privilège insigne : je suis le seul autorisé à fouler les tapis de prière, pour suivre l’imam jusqu’à une bibliothèque où figurent des interprétations du Coran en français et en anglais, qu’il tenait à me montrer. (…)

L’étape suivante est le magnifique bourg de Jibla, qui fut autrefois la capitale de la fameuse reine Arwa. Nous déambulons dans les ruelles, et l’on nous fait entrer dans le hammam, qui n’est pas encore ouvert au public mais où la chaleur est déjà suffocante. C’est un dédale de petites pièces sombres et voûtées, où coule de l’eau chaude.

La jeune fille qui nous escorte à Jibla s’appelle elle aussi Arwa. Elle a 14 ans et n’est pas voilée. Elle est d’une famille d’agriculteurs, qui compte neuf enfants. Elle aimerait faire des études de langues ; sans être jamais sortie de Jibla, elle parle déjà fort bien le français et l’anglais. En la quittant, je lui laisse mon adresse et l’encourage à m’écrire. Je lui donne aussi vingt dollars pour contribuer au financement de ses études. (…)

27 février. Journée enchanteresse ! Les villages au Nord-Ouest de Sana’a ont un cachet particulier et le paysage, grandiose, évoque les canyons de l’Arizona et du Colorado. Nous voyons successivement Thula (le « th » se prononce à l’anglaise), ramassée dans ses remparts au pied d’une citadelle, Habbaba et son cirque de maisons autour de l’ancienne citerne, puis Kawkaban, perché à 3000 mètres d’altitude. C’est l’endroit, désormais menacé de ruine et d’abandon, où se réfugiaient les habitants de Shibam, la petite ville située en contrebas. Nous y descendons à pied, par une faille où a été aménagé un sentier rocailleux. La descente prend trois quarts d’heure. Je prends dans mes bras une petite chevrette mignonne comme tout, au grand amusement du berger, qui réclame aussitôt un bakshish.

Si je dois revenir séjourner au Yémen, je choisirai Thula, qui compte un hôtel de bel aspect, et où tout est à dessiner. Les femmes, qui ne sont pas ici vêtues de noir — sauf les institutrices, que nous croisons avec leurs piles de cahiers sous le bras — sont très farouches et refusent absolument de se laisser photographier.

(…) Acheté une pièce de brocart vert et or, pour la somme (marchandée) de 1300 rials, soit environ 70 francs. (…)

28 février. De Mukalla, nous n’aurons droit qu’à un coup d’œil circulaire sur le port. La mer, d’un bleu intense, offre un vif contraste avec les façades blanches, dont l’architecture trahit ici l’influence des Indes. Nous attendons une demi-heure le bon vouloir de l’officier commandant la garnison locale, qui doit nous fournir une escorte militaire. Celle-ci se réduira finalement à la présence d’un jeune soldat dans la voiture de tête. Enfin nous prenons la piste et entamons la traversée du vaste plateau désertique appelé le Jol. En dépit de quelques formations géologiques intéressantes, cette route me paraît longue et inutile. Il me semble que nous aurions pu nous l’épargner en volant directement jusqu’à Seyun, la capitale de l’Hadramaout. Nous faisons arrêt à al Hajjarein, une ville-forteresse adossée au rocher. Nous y observons de splendides portes cloutées, et une autre technique de maçonnerie, à base de briques de terre. Mais la visite prend des allures de cauchemar pour les moins aguerris d’entre nous, car Caroline se laisse abuser par les renseignements erronés de gamins et nous perdons notre chemin. Il s’ensuit une longue marche sous un soleil de plomb pour essayer de retrouver les voitures. Il semblerait que les enfants aient sciemment voulu nous égarer.

La région de l’Hadramaout, parsemée de palmeraies, n’est pas sans rappeler le sud marocain. Ici, dans l’ancien Yémen du Sud, occupé successivement par les anglais et les soviétiques, il règne une plus grande propreté que dans le Nord, mais la population est moins hospitalière.

Un vent de sable tourbillonnant s’est élevé peu à peu, et nous n’apercevons Shibam qu’à travers un véritable écran. Réservant la visite de la « Manhattan du désert » pour le lendemain, nous allons directement prendre nos quartiers à Seyun. (…)

1er mars. (…) C’est de l’extérieur que l’ancienne Shibam est la plus intéressante, particulièrement depuis les rochers qui surplombent la ville nouvelle. Nous avons la chance d’y grimper à la fin du jour, et admirons cette architecture compacte et sévère que baigne une lumière dorée. A l’intérieur des remparts, on est frappé par la misère de la population, et le triste état dans lequel se trouve un bétail condamné à errer dans des rues où il ne trouve à se nourrir que d’épluchures. (…)

2 mars. Nous prenons la route à trois heures du matin, pour éviter les fortes chaleurs. Il s’agit en effet de traverser le désert de Ramlat as-Sab’atayn (littéralement : « le sable entre les deux Saba ») pour gagner Mareb. Très vite, il n’y a plus ni route ni piste, mais seulement du sable à perte de vue (heureusement pas de vent), avec de rares buissons épineux et quelques plaques de sel. De loin en loin, on aperçoit des dromadaires, signalant la proximité d’un campement de bédouins. C’est un bédouin, d’ailleurs, qui nous sert de guide dans ce désert, où il est facile de se perdre. Il nous escorte dans son pick-up. Nos chauffeurs s’amusent à faire la course sur le sable, mais soudain nous nous apercevons qu’une voiture manque à l’appel. Tout le monde se montre étonné de la vitesse à laquelle on peut disparaître à la vue dans cette immensité qui ne présente aucun relief. Notre bédouin part à la recherche du véhicule manquant, qui nous rejoint au bout de vingt minutes : il avait fallu changer un pneu.


Nous arrivons à Mareb vers treize heures, après être passés près des champs pétrolifères de Safir, fatigués mais enchantés de cette traversée et point trop accablés par une chaleur somme toute très supportable. L’ancienne capitale du prestigieux Royaume de Saba est aujourd’hui une ville sans charme ni caractère, qui nous déçoit beaucoup. Après avoir pris du repos à l’hôtel Bilqis, nous allons voir ce qui reste des deux temples antiques, le temple de la lune et le temple de Balkis. Des grillages empêchent malheureusement d’y pénétrer, et il faut beaucoup d’imagination pour se représenter la splendeur passée d’édifices dont il ne reste que quelques murets et cinq ou six colonnes mégalithes. Le vieux Mareb n’est lui aussi qu’un amas de ruines, laissé en l’état après le bombardement infligé en 1962 par l’aviation égyptienne. Je songe aussitôt à Oradour, autre village martyr aux ruines pieusement conservées. Mais ici, quelques familles vivent encore au milieu des décombres et par-dessus leurs morts. Les quelques enfants qui viennent à nous offrent le spectacle de la plus extrême pauvreté et d’un manque d’hygiène criant ; leurs yeux suppurent et attirent les mouches. (…)

Je rentre en France le 3 mars, avec une riche collection de souvenirs et d’images qui ne m’abandonneront plus… J’espère que notre bande dessinée, en dépit des événements tragiques qui en constituent l’intrigue, témoigne de la beauté de ce pays. J’ai essayé de faire de Robert Soppovski le porte-parole de ma propre admiration.

Thierry Groensteen